Chers amis,
Aujourd’hui j’ai envie de vous présenter un homme qui m’a été sympathique dès que j’ai connu son existence. J’en ai entendu parler alors que je me trouvais à New York, en même temps que s’élevait le mouvement Occupy Wall Street contre la domination scandaleuse du système financier sur l’économie américaine et mondiale. Je ne l’ai pas croisé à cette occasion. La réputation que mes amis me faisaient de la police américaine — et que j’avais déjà pu constater par moi-même — m’avait dissuadé d’aller rôder dans le square où les activistes s’étaient installés. C’est l’un de mes regrets...
David Graeber était l’un des instigateurs de ce mouvement qui avait pris une ampleur assez inattendue.
- David Graeber
Ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte de l’envergure intellectuelle de cet homme qui luttait explicitement contre la violence qu’exerçait et qu’exerce encore la finance sur le peuple, c’est à dire sur nous tous, ou presque.
Mais j’ai rencontré à ce moment là à New York un autre activiste : C.T. Butler. Nous avons eu une intense conversation au restaurant sur la manière d’introduire un fonctionnement anarchique (du grec An — privatif signifiant « sans » — et Arkhe — supérieur, autorité) dans les organisations. J’avais voulu le rencontrer car je voyais les ravages de la gouvernance habituelle, dite « démocratique » dans les associations dont je faisais partie, qu’elles soient professionnelles ou à vocation sociale : des dirigeants épuisés et au bord du burn-out parallèlement à des membres démobilisés si ce n’est même parfois écœurés… Mon idée alors était de trouver des systèmes de décision collective qui « évident » les lieux habituels de pouvoir et en même temps redonnent à chacun un pouvoir effectif sur la décision collective. Et C.T. Butler passait beaucoup de temps à implémenter — dans les collectifs et organisations qui le faisaient intervenir — une méthodologie de prise de décision qu’il appelait « consensus formel ». J’en parlerai peut-être une autre fois…
C’est dans un aéroport que j’ai acheté mon premier livre de David Graeber (Je tente aujourd’hui de limiter les déplacements en avion...). Ce livre venait d’être publié et était à l’évidence un phénomène éditorial qui s’imposait même à l’outrancier capitalisme marchand des boutiques d’aéroports. C’était : « The Democracy Project », livre qui, à ma connaissance, n’a pas encore été traduit en français. Mais peut-être était-ce à Amsterdam ou à Boston, villes particulièrement ouvertes aux idées nouvelles...
Ce livre m’a ravi par l’éclairage qu’il portait sur la notion de démocratie, sur l’histoire singulière de ce mot et l’étrange inversion du sens qui lui a été imposé au cours du XXième siècle, de sorte que l’on ne comprend plus grand chose à la notion aujourd’hui.
Si la démocratie (du grec Demos — peuple — et Kratein — commander) a été définie comme le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, le mot ne désigne aujourd’hui qu’une forme de république représentative (du latin Res — chose — Publica — publique). C’est à dire que dans ce système, pourtant dit démocratique, le pouvoir n’est pas aux mains de tous. Il est concentré entre les mains d’un petit nombre de personnes, qui sont censées être les représentantes de toutes les autres. Au fil de l’évolution historique du type de gouvernance au sein de nos sociétés et à la suite des révolutionnaires américains puis français, ces représentants ont été d’abord choisis au sein d’une petite élite, généralement les notables ou les propriétaires fonciers. Et cette élite considérait avec horreur la démocratie qu’elle assimilait à la violence et à la populace.
Pour les pères fondateurs de la constitution américaine, en effet, une république élective est de loin supérieure au gouvernement du peuple en ce qu’elle permet de prévenir « la rage pour le papier monnaie, pour l’abolition des dettes, pour une égale division des biens et des propriétés ou pour tout autre projet déplacé ou pervers » (Madison, Federalist Papers). La dépréciation du papier monnaie avait en effet rendu bien des dettes caduques et menaçait l’ordre établi. « Georges Washington, qui était alors l’homme le plus riche des Etats Unis, et Thomas Jefferson avaient perdu dans de tels procédés des pans considérables de leur fortune personnelle » (David Graeber, The Democracy Project, p167 — traduction personnelle)...
Ce n’est que péniblement et au prix de luttes sévères que cet ensemble s’est progressivement élargi aux hommes libres, puis à tous les hommes après l’abolition de l’esclavage, puis aux femmes… Tous ces gens — le peuple, donc — se contentent aujourd’hui de voter de temps à autre pour élire, pour une période donnée, ceux qui sont appelés à être leurs « représentants », sans qu’ils aient aucun moyen de contrôler ces derniers durant leur mandature. Les dits « représentants » peuvent ainsi agir à rebours de leurs promesses électorales sans guère en subir de conséquence, ce qui ouvre évidemment la porte à toutes les dérives.
Voilà donc ce qu’on appelle « démocratie » aujourd’hui, ce qui n’a rien à voir avec la capacité de chacun de participer à la construction des problèmes publiques et à l’élaboration de la décision collective. L’acceptation par les élites, malgré leur répugnance initiale, de désigner cette forme de gouvernance par le terme de démocratie a permis de mettre en place et de maintenir une forme de mystification : presque tous encore, nous croyons vivre en démocratie...
De fait, l’assimilation du terme de démocratie pour désigner ce type de république où le pouvoir n’est tenu que par quelques-uns est maintenant devenu telle qu’il est bien difficile — sans provoquer d’indignation ou d’incompréhension — de dire que la démocratie n’existe pas encore et qu’elle est un horizon, c’est à dire qu’elle est le projet politique collectif majeur qui reste à faire advenir.
David Graeber est mort au printemps de cette année en Italie. J’ignore encore de quoi mais, aux images récentes de lui, il me semblait malade. Peut-être que la maltraitance du gouvernement et de l’administration américaine à son égard n’y sont pas pour rien. Ejecté de son poste de professeur à Yale, il doit s’exiler à Londres pour y continuer d’enseigner et pouvoir gagner sa vie. Le petit appartement New yorkais qui avait abrité son enfance et qu’il tenait de ses parents lui avait aussi été retiré…
Anthropologue savant, il était tout autant un activiste de terrain n’hésitant pas à se déplacer et à payer de sa personne, un homme de rencontre et de partage, qu’un intellectuel brillant inspiré par le pragmatisme [1] et l’anarchisme. Il a écrit de nombreux livres qui font aujourd’hui référence pour tous ceux qui cherchent à créer des alternatives au système bureaucratique et expropriateur qui structure notre société.
Son regard, qui plonge profondément dans les richesses et la diversité des sociétés humaines du passé et du présent, nous aide à saper l’illusion trop partagée qui considère notre société capitaliste et prédatrice comme la seule possible, la dette comme quelque chose qui doit toujours être remboursé, le travail même sans signification sociale comme une nécessité pour « gagner » sa vie…
Il nous remet face à l’exigence d’œuvrer ensemble pour que du possible et du nouveau puisse naître.
David Graeber est un homme qui a osé sortir de la « boîte » et qui l’a payé cher.
Il a droit à toute notre amitié et toute notre reconnaissance.
Bibliographie française de David Graeber
- Dette : 5000 ans d’histoire
- Bureaucratie : l’utopie des règles
- Pour une anthropologie anarchiste
- Bullshit Jobs
- Les pirates des lumières
- La démocratie aux marges
[1] courant de pensée américain dont — aux côtés de Charles Sanders Pierce, William James et Georges Herbert Mead — John Dewey est l’un des plus brillants représentants et certainement le plus engagé
- John Dewey