UN CHEMIN VERS LA DOUCEUR
TuiShou ? Ce nom ne nous dit rien. Que pourriez vous nous en dire, pour commencer ?
Le TuiShou, ce nom trop peu connu, est celui d’une forme de pratique aussi vieille que les plus anciens arts martiaux orientaux. C’est d’ailleurs probablement la forme la plus fondamentale par laquelle peuvent se transmettre les qualités martiales : un jeu d’affrontement à deux, une bagarre pour rire, en quelque sorte.
Tous les arts martiaux chinois disposent d’une telle pratique de combat simulé à mains nues. Celle que nous pratiquons et dont nous allons parler est le TuiShou du TaiChi de l’école Wu de Shanghaï. Et — à notre connaissance — sa particularité est unique.
« Redevenez comme l’enfançon » disent encore aujourd’hui les vieux maîtres chinois qui inspirent notre pratique. « Soyez comme des enfants » disait le Christ.
Que nous disent donc d’universel ces aphorismes si semblables ? Qu’il faut savoir ne pas se mettre en travers du chemin, avec notre ego, notre envie de gagner, notre refus de perdre. Car « nourrir » ce « vouloir pour soi » qui nous habite de façon si féroce, conduit simplement à se rigidifier un peu plus et nous emmène à l’opposé du but.
Les arts martiaux me direz-vous, n’ont-ils pas pour objectif d’être en mesure d’affronter autrui et de le battre ? Quel est donc le but de votre pratique si vous lâchez le besoin de gagner ?
Devenir doux. Devenir souple, léger, vif, présent. Devenir plus vivant.
Etre en fait capable d’être là sans rien écarter de la situation, sans rien lui surajouter non plus. S’accorder à l’adversaire (comme à l’adversité), le suivre au plus près, le coller, même, pour finalement s’unir à lui en quelque sorte. Rester l’esprit tranquille, simplement attentif à ce qui se présente...
« La plus haute montagne peut s’écrouler, je ne bouge pas » dit le maître. Ce dicton fameux du TaiChi signifie tout simplement et radicalement que quoi ou qui que ce soit que nous affrontons, il faut lâcher la peur. La lâcher totalement. Ne plus s’en préoccuper. Rester ouvert à ce qui vient. Disponible. Installé dans le calme.
« Si je le pousse j’apprends. Si je suis poussé ou si je tombe d’avoir poussé, j’apprends encore. »
C’est cela que nous faisons avec notre partenaire à chacune de nos rencontres...!
Donc vous cherchez bien à pousser et à éviter d’être poussé ! Vous n’êtes pas juste présent sans rien faire !
C’est vrai. Nous jouons sérieusement à nous pousser les uns les autres. Mais selon une méthode bien précise, absolument rigoureuse et qui nous pousse à nous débarrasser des habitudes de notre ego maniaque. La suivre façonne progressivement une autre manière d’être là, en présence de notre partenaire. Cela s’inscrit dans le corps, dans les tendons, dans les muscles et dans l’esprit aussi, dans l’attention et le calme qui s’emparent de nous progressivement. Dans une sensibilité de plus en plus fine et des capacités qui s’accroissent d’elles-mêmes.
Nous sommes ici au cœur de ce qui est à la fois notre visée et notre outil. Nous cherchons et pratiquons ce que les taoïstes appellent le WuWei, le Non-Agir. Cela ne veut pas dire ne rien faire ou ne rien désirer accomplir. Cela veut plutôt dire trouver une manière de faire sans s’accrocher à l’objet de ce désir de faire. Sans nous laisser envahir par le souci du résultat de l’action. Nous devons être assez doux, physiquement et mentalement, pour que nous puissions nous laisser configurer par le jeu martial et la poussée du partenaire, sans rien durcir, ni mentalement ni physiquement.
Si vous voulez, on peut dire que l’ego est cet aspect de nous qui s’attache à ce qui l’attire et qui repousse ce qui l’inquiète ou lui déplait ; c’est aussi ce que notre maître appelle notre subjectivité. Eh bien l’ego et sa subjectivité, donc, doivent s’effacer. Nous cherchons à développer cette capacité à être pleinement présent à la rencontre par tout notre corps, attentif à la situation et à la poussée qui se déploie, sans que notre subjectivité ne passe en avant plan. C’est en pratique le signe de notre plus ou moins grande aptitude à la douceur. Et c’est elle qui conditionne notre efficacité dans le jeu.
C’est très intéressant mais comment faites-vous pour développer cela ?
Plusieurs ingrédients rentrent en jeu. D’abord il y a la pratique. C’est fondamental. La position et le mouvement doivent être justes, précis, légers, intégrés. Cela prends du temps. Et nous devons nous ajuster au mouvement de notre partenaire, rester tout le temps en contact avec lui et le suivre sans introduire aucun écart qu’il pourrait utiliser.
Aussi toute notre attention doit être posée sur l’écoute. L’écoute interne — ce qui se passe en moi, suis-je vraiment axé, détendu...? — comme l’écoute externe — où va cette poussée ? en haut, en bas, à droite, à gauche ? Dans la pratique du TuiShou nous devons être comme une antenne, dans toutes les parties de notre être. Au point — nous apprend le dicton — qu’ « une mouche ne saurait se poser sur moi sans que tout mon corps n’ai bougé pour s’y ajuster ».
En fait les pratiquants ont souvent l’air d’être paisibles et lents mais ils sont très occupés. On ne peut être là à mi-temps...
Et puis il y a l’esprit de recherche et de fraternité. Pour cela la confiance entre les membres du groupe est fondamentale. Un esprit de travail sur soi habite tous les participants de nos ateliers et de nos stages et leur permet, petit à petit, de limer cet orgueil — ce bouclier contre la peur — qui nous habite tous et qui fait obstacle à la progression sur le chemin. Chacun se retrouve confronté à ses propres tensions musculaires et rigidités qui bloquent son mouvement. Chacun, à son rythme, affronte les vieilles scories que l’existence a mises dans son corps et dans son âme. Cela fait des tous les pratiquants des frères et soeurs sur le chemin. Et insensiblement, par la pratique collective, la peur et son corollaire — le besoin de gagner ou d’avoir raison — vont décroître.
Mais, demanderez-vous encore, en quoi cette pratique du TuiShou du TaiChi de l’école Wu de Shanghaï serait-elle si singulière ? Les autres écoles n’ont-elles pas de TuiShou ?
Vous avez raison. Toutes les écoles de TaiChi, si elles sont encore en lien avec leur origine martiale, ont une pratique de TuiShou. Mais ici c’est la pratique elle-même qui nous permet de comprendre la profondeur de la douceur qui nous est demandée. Ce n’est pas un discours, c’est une démonstration que notre maître fait vivre à chacun quand il vient nous visiter. La douceur et la légèreté avec lesquelles il s’engage physiquement avec chacun des pratiquants sont proprement stupéfiantes. Et l’efficacité en est absolument visible.
Ici pratiquer selon la méthode est le vrai guide. Dans le système d’apprentissage que propose l’école Wu de Shanghaï la complémentarité du TuiShou avec l’exécution de la forme longue n’est pas un vain mot. La pratique de la forme nourrit le TuiShou et réciproquement. La légèreté, la douceur et la précision se retrouvent à tous les niveaux et dans tous les aspects. C’est véritablement un système cohérent et complet et c’est devenu trop rare dans le paysage des arts martiaux et du TaiChi en particulier pour ne pas être souligné. Si on accepte de s’y inscrire et que l’on pratique suffisamment, il conduit effectivement et logiquement à la transformation.
Les pratiquants, enseignants ou élèves, chacun à son niveau, tous sont des disciples en quête d’une douceur à retrouver.
Et quand on parle du TaiChi comme d’un art de santé, il faut bien comprendre que c’est elle, cette douceur globale qui règne dans la chair et dans le cœur, qui en est la vraie gardienne.
Vincent Béja — Pratique à Paris et Toulouse. www.presence-tao.fr