Interview de Vincent Béja (par TaiChiMag)

A l’occasion du stage de Paris avec Mr SU en octobre 2014, interview de Vincent Béja par TaiChiMag sur le TaiChi du style WU et le TuiShou

Interview paru dans TaiChiMag n°3 janvier 2015

Mr SU et Vincent BEJA - portrait - Paris octobre 2014

TCM : Bonjour Vincent BEJA, vous avez organisé en octobre et novembre 2014 une tournée en France pour Mr SU avec plusieurs stages dédiés au TuiShou, une pratique spécifique à l’art martial du TaiChiChuan. Pouvez-vous nous dire qui est monsieur SU ?

Vincent BEJA : Monsieur SU BaoQuan est né en 1938 ; depuis 1962 il a été le disciple de PEI ZuYin (1917-1986) puis l’élève de MA YueLiang (1901-1998). PEI ZuYin était un homme d’affaire qui, en échange de son initiation au TaiChi, avait offert à WU JianQuan lors de son arrivée à Shanghaï la maison qui fut la sienne et qui est aujourd’hui encore la propriété de la famille MA. Mr SU est aujourd’hui représentant titulaire de la cinquième génération de l’école WU, et membre du conseil de l’Association “WU JianQuan” à Shanghai. Jusqu’à sa retraite en 2002, Mr SU était chercheur dans la Section Philosophie de l’Institut de la Recherche Sociale de Shanghaï. C’est donc un lettré. Je sais par exemple qu’il apprécie beaucoup la peinture française.
Pour moi c’est un homme très précieux car il possède trois dispositions rarement réunies : il maîtrise l’art profond et subtil du TaiChiChuan, il est disposé à le transmettre à qui cherche sincèrement à le recevoir et il a le sens de la pédagogie dans le contact avec un étudiant. Avec lui on ne fait pas qu’être frustré : si on est à l’écoute de ses sensations, même si on ne sait pas encore « faire », on « sent » — car il sait donner à sentir. Son TaiChi n’est pas feint ; c’est un TaiChi martial tout en douceur qui s’appuie véritablement sur les principes et qui, chez lui, est très efficace. Il a d’ailleurs dû en faire usage pour se défendre durant la sombre période de la révolution culturelle.
Enfin Mr SU est un homme modeste mais il possède une grande culture et ne cesse de continuer à approfondir sa compréhension du TaiChi.

TCM : Et qu’est-ce exactement selon vous que le TuiShou ?

Vincent BEJA : Le « TuiShou » ou « main qui pousse » est un ensemble d’exercices à deux conçus pour développer la souplesse et la douceur des pratiquants. Dans le style WU cet aspect de la pratique du TaiChi a gardé toute son importance et il existe toute une palette d’exercices codifiés, à pas fixes ou mobiles. Le plus intéressant arrive lorsqu’on maîtrise les bases et que l’on commence à pousser librement. Chaque mouvement apporté par l’un des partenaires vient « questionner » l’autre qui, à son tour, trouve une réponse qui, en retour, vient questionner le premier... On enchaîne ainsi des « questions/réponses » qui apportent un réel savoir-faire opérationnel en situation d’agression. Mais le point clé réside dans la douceur. Au début de l’apprentissage cela ressemble à un mystère total. Et cela est vrai pour le néophyte comme pour le pratiquant qui vient de l’Aïkido ou du Karaté par exemple. C’est en effet un travail qui nécessite de se défaire des conditionnements corporels qui sont inscrits depuis des siècles dans notre culture ! Pratiquer les TuiShou selon les principes authentiques est un voyage dans la profondeur de notre être.
Il s’agit d’arrêter de se raidir ou de s’immobiliser dans la confrontation ou l’agression. Là où l’autre pousse, il faut devenir un nuage. Quand vous attrapez un chat, il vous glisse entre les mains : son corps coule, rien ne donne prise. Dans le TuiShou c’est tout le corps qui doit pouvoir devenir vaporeux, en fonction du lieu et de la façon dont s’effectue la poussée adverse. Il faut travailler longtemps et sous la direction d’un bon professeur pour atteindre cette zone où la peur et les réactions instinctives de contraction et de tension commencent à se dissoudre. C’est pour cela que, selon moi, les compétitions de TuiShou sont totalement contreproductives et ne signifient rien : elles ramènent les pratiquants à la vitesse et à la force. Plus rien ne distingue les compétiteurs de TuiShou des adeptes d’autres arts martiaux. L’esprit du TaiChi a disparu.
Dans notre culture il est de bon ton de railler le doux parce qu’il serait un mouton. C’est une interprétation totalement erronée des écritures chrétiennes. Les taoïstes ont réussi ce tour de force incroyable de rendre la douceur efficace en cas d’agression. Nous devrions tous nous en émerveiller et tâcher de les imiter. Mais parvenir à ce niveau a un prix. Il faut changer de regard et presque changer de peau. Et pratiquer tous les jours. On ne peut pas rester cynique et violent, même en mots, et être un bon pratiquant de TaiChi.

TCM : Quels sont les principes du TaiChi et, peut-être plus spécifiquement, ceux du TuiShou ?

Vincent BEJA : Les principes du TaiChi sont douceur, légèreté, centrage et enracinement. Ce sont des principes génériques que la pratique de la forme solo permet d’affiner, à condition que l’on ait compris comment ils peuvent être appliqués dans une rencontre réelle. Et cela c’est le TuiShou qui permet de le comprendre. Donc il faut pratiquer les deux disciplines centrales du TaiChi : la Forme et le TuiShou.
Dans le TuiShou il est dit qu’avec une once on doit pouvoir dévier mille livres. Cela n’est possible qu’en ayant beaucoup travaillé. Il faut en effet longuement assouplir ses muscles et ses articulations, acquérir le réflexe d’adhérer, coller et suivre quand on est poussé, ne jamais arrêter son mouvement mais le transformer, utiliser tout son corps de façon coordonnée dans la rencontre avec l’ensemble du corps de l’autre, et savoir mettre à profit les réflexes instinctifs de l’adversaire pour le déraciner et le faire flotter. Il faut des années pour intégrer ces éléments et les faire vivre dans un bain de douceur de telle façon qu’ils deviennent opérants dans la rencontre... Je suis moi-même en route sur ce chemin. D’avoir rencontré Mr SU me permet aujourd’hui d’avancer de manière sûre.

TCM : Quel a été votre parcours martial et comment l’avez-vous rencontré ?

Vincent BEJA : J’ai commencé petit avec du judo, comme bien des gosses. Ca a été formateur. Je n’y suis pas resté longtemps mais cela m’a donné confiance en moi, dans mes capacités physiques et mentales dans l’affrontement au corps à corps. Plus tard, étudiant, j’ai goûté un peu d’Aïkido avec maître Noquet d’abord puis avec des adeptes de maître Tamura. Je voulais lier une pratique avec ma propre approche de la spiritualité. Mais je ne comprenais rien au « Ki ». J’ai abandonné.
Des années plus tard j’ai croisé le TaiChi et le QiGong. Avec la douceur du geste, la notion de « Qi » est sortie de l’ésotérisme et du flou. Elle est devenue plus sensible. J’ai fait ensuite un premier stage de TaiChi de style Yang ; j’ai été intéressé mais pas convaincu. Je ne voyais rien de martial ni de réaliste, tant dans la gestuelle que dans les propos du professeur. Peu de temps après, alors que j’étais sorti de la montagne où je m’étais exilé et que je venais de m’installer en ville j’ai croisé une enseignante du style WU. Elle ne pratiquait pas très bien à l’époque, mais la gestuelle me parlait. Je pressentais une utilisation martiale. Elle avait tout juste démarré un cours. Je l’ai suivie quelques années. Puis j’ai suivi son maître chinois avec lequel je suis allé travailler en Autriche.
J’ai commencé à enseigner à mon tour le peu que j’avais appris. Et j’ai pris mon bâton de pèlerin pour trouver un bon professeur du style WU car j’avais conscience que j’en étais à déchiffrer l’alphabet... Je suis allé en Allemagne, en Pologne, en Californie, en Nouvelle-Zélande. J’ai trouvé de bons techniciens, des membres de la famille WU, mais personne dont le TuiShou soit convainquant, sauf Wang HaoDa qui est décédé alors que je voulais l’inviter... Jusqu’au jour où j’ai reçu par mail une invitation à un stage avec Mr SU, à Toulouse, alors que j’habitais Carcassonne ! J’avais arpenté la planète à la recherche d’un trésor et le trésor s’invitait à côté de chez moi ! C’était en 2005 je crois. L’année suivante il est revenu et je l’ai reçu dans notre club. Je suis allé ensuite régulièrement le voir à Shanghai. Jusqu’au moment où il m’a demandé d’organiser une tournée en France...

TCM : Pourriez vous nous dire ce qui, à votre avis, caractérise le TaiChiChuan de style WU ?

Vincent BEJA : Tout d’abord c’est un système complet dans lequel on trouve la forme longue, la forme rapide, le TuiShou et les armes traditionnelles, épée, sabre, lance. Ensuite c’est un TaiChi qui ne s’est pas trop éloigné des formes anciennes et, surtout, qui insiste énormément sur la douceur, la non-opposition, la nécessité de déraciner l’adversaire en utilisant son mouvement et ce, avant toute action offensive.
Si l’on examine la forme longue, on peut voir que les mouvements sont compacts et serrés tandis que les pieds sont souvent parallèles et que l’on se penche pour pousser. Les gestes sont directs et impliquent toujours simultanément les trois directions de l’espace. Lorsqu’on la voit exécutée par un bon pratiquant on peut déceler une grande économie, qui a évidemment une fonction martiale. L’efficace réside en effet dans la façon dont la gestuelle — apparemment simple — est effectuée : tout en coordination, en douceur et en légèreté. Les spirales sont présentes mais dissimulées, les virages sont vifs et légers. L’apparence générale est la sobriété et l’élégance.
Si l’on s’intéresse au TuiShou, alors on est comblé. C’est dans cette école de Shanghai en particulier qu’il faut venir pratiquer. Lorsque l’on sait effectuer la rotation fondamentale et changer de sens à volonté, on peut alors déployer mille techniques sur cette base. Le style WU a en effet développé tout un ensemble de mouvements qui peuvent être exécutés dans une optique autant éducative que défensive. C’est, à ma connaissance, le seul qui soit aussi complet et qui ait élaboré un tel système. Je n’arrête pas de m’en émerveiller...

TCM : Que pensez-vous de la situation actuelle du TaiChi en Chine et dans le monde ?

Vincent BEJA : Je me rends compte de plus en plus aujourd’hui de l’importance du professeur que l’on suit. C’est cela qui va faire que le TaiChi que l’on pratique est authentique ou non. Et cela quel que soit le style. On proclame généralement que le TaiChi possède trois grandes branches : YANG, CHEN et WU. Or les techniques de la famille CHEN n’ont été rattachées au TaiChi que depuis les années 1950. C’est pourquoi je considère que le TaiChi authentique est celui qui descend de YANG LuChan et donc celui qui provient aussi de WU QuanYu, son disciple. A ma connaissance le style WU dérive directement de la technique des petits cercles de YANG LuChan et YANG BanHo son fils, technique qui, semble-t-il, n’est plus enseignée dans la famille YANG. D’ailleurs du fait de l’attitude conservatrice et très défensive des dynasties familiales quand à la diffusion des savoir-faire et du fait des chocs et brisures dans la tradition engendrés par l’histoire chinoise contemporaine, le TaiChi authentique est aujourd’hui en péril. Je crois savoir que les membres des familles YANG et WU ne disposent plus que des techniques de l’art et en ont beaucoup perdu l’esprit. C’est à dire que les principes ne semblent plus être présents en profondeur dans leur pratique. Ces principes vivent ailleurs, chez certains disciples. A mon avis monsieur SU est une de ces personnes. C’est pourquoi la transmission, pour se réaliser, doit maintenant s’effectuer en dehors des cercles claniques traditionnels.
Je suis aussi assez critique sur la façon dont, en France, les instances fédérales ont soutenu l’enseignement et la pratique de cet art. Selon moi elles ont trop engagé le TaiChi dans la voie sportive, voire compétitive et pas assez souligné, à mon avis, les trois grands bénéfices de la pratique du TaiChi.
Le premier, incontestable et d’autant plus important que le principe de douceur est effectivement poursuivi et incarné, c’est le bénéfice sur le plan de la santé générale. Au niveau des systèmes cardiaque, pulmonaire, digestif, osseux, nerveux, tout s’améliore. L’homéostasie — c’est à dire la capacité de l’organisme à revenir à un état d’équilibre — si elle était perturbée, se restaure et dans tous les cas se renforce.
Le second, c’est le plaisir. La pratique, en particulier celle du TuiShou avec la rencontre et le jeu des questions/réponses, nous procure une joie d’autant plus grande qu’elle est partagée.
Et le troisième bénéfice, après une pratique suffisamment longue et bien conduite, c’est la capacité à se défendre et à affronter les situations de confrontation physique quand elles se présentent.
Il faut bien se rendre compte que ce qui prime aujourd’hui pour les pratiquants, généralement adultes et seniors, ce sont les deux premiers bénéfices : la santé et le plaisir. Savoir se défendre est toujours utile, mais dans nos sociétés occidentales, les occasions de déployer un art martial sont heureusement bien rares. Voilà ce sur quoi je voudrais qu’on insiste : le bien être et la joie de pratiquer ensemble, fraternellement et amicalement, dans l’esprit des principes fondamentaux du TaiChi. Que nous soyons vivants, comme des petits enfants...

TCM : Comment et où peut-on pratiquer le TaiChi de style WU ?

Vincent BEJA : Il n’existe pas beaucoup de personnes en France qui enseignent ce style de TaiChi. Une ou deux personnes en région parisienne, un autre club en Charentes, et quelques autres dans la région Midi Pyrénées et Languedoc Roussillon. J’aimerais que nous soyons plus nombreux et que nous puissions partager nos pratiques. Il n’y a aujourd’hui quasiment pas de lien entre nous tant les filiations et les niveaux sont hétérogènes.
En ce qui me concerne j’ai un élève, Luc BERNARD, qui enseigne sur Castres et les environs tandis que je viens d’ouvrir un cours dédié au TuiShou à Toulouse où j’ai emménagé depuis un an. Je suis par ailleurs très pris par mon métier de psychothérapeute. Mais, à la demande de Mr SU, je vais prolonger la tournée que nous avons faite ensemble à l’automne par deux journées d’atelier au printemps 2015, l’une à Paris, l’autre dans la région toulousaine.
C’est une manière de diffuser son enseignement et de préparer sa venue pour une nouvelle tournée que nous envisageons à l’automne 2015. Je prévois aussi un stage plus long cet été où nous pratiquerons principalement le TuiShou.

Vincent BEJA, 06 83 45 75 84
Titulaire du BFH Arts Martiaux Chinois Internes
Auteur de « TaiJiQuan — Style WU » aux éditions du Quimetao (2000)
et de « La douceur du vivant retrouvée — une approche de l’art chinois du TaiChichuan » (90p) auto-édition (2013)

Posté le 18 août 2020 par Vincent Béja